Le Blues, Hier et Aujourd'hui : L'Étonnante Résilience d'une Musique au Cœur Toujours Jeune
Au début des années 1980, le blues traditionnel et pur ne jouissait plus de la même popularité qu'il avait connue durant les décennies précédentes, notamment dans les années 60 et 70. La scène musicale était alors clairement dominée par d'autres genres :
- Le rock régnait en maître, avec le hard rock, la new wave et le post-punk qui captaient l'attention du grand public. Des groupes emblématiques comme U2, The Police, ou encore des figures du rock FM remplissaient stades et ondes radio.
- La pop synthétique et la new wave connaissaient une explosion, amplifiée par l'arrivée de MTV qui mettait en avant l'image et des sonorités très produites. Michael Jackson, Madonna et Prince s'imposaient comme les nouvelles icônes.
- Le disco, après son apogée, continuait d'influencer la musique à travers ses nombreuses déclinaisons.
- Le R&B et la soul avaient évolué vers des productions plus léchées, s'éloignant parfois des sonorités brutes et organiques du blues.
Dans ce paysage sonore en pleine mutation, le blues était souvent relégué aux clubs spécialisés, aux festivals de niche ou à des cercles d'initiés. Bien que des légendes comme B.B. King, John Lee Hooker ou Albert King continuassent à tourner et à enregistrer, leurs disques n'atteignaient plus systématiquement les sommets des classements. Pour une partie du public plus jeune, le blues pouvait alors apparaître comme un genre "dépassé" ou "de musée".
L'album "Ice Pickin'" (1978) d'Albert Collins constitue un jalon essentiel, illustrant parfaitement comment certains bluesmen, malgré l'absence d'un succès grand public massif pour le genre, continuaient de produire une musique d'une très haute qualité et de maintenir vivante la flamme du blues.
Cet album s'est avéré crucial pour Albert Collins, marquant son arrivée chez Alligator Records, un label destiné à devenir un acteur majeur dans la promotion du blues moderne. "Ice Pickin'" lui a permis d'atteindre un public plus vaste et a été accueilli avec un excellent succès critique. Il a notamment remporté le prix du meilleur album de blues de l'année au Montreux Jazz Festival et a été nominé pour un Grammy. Ce disque a véritablement relancé sa carrière et l'a propulsé au sein des "ligues majeures du blues".
Cela démontre qu'à la fin des années 70 et au début des années 80, même si le blues ne figurait pas sur les ondes des radios pop, il conservait un cœur battant. Des artistes comme Collins, avec leur style unique et leur dévouement, continuaient de créer des œuvres maîtresses. Son style inimitable, surnommé "Ice Man" – caractérisé par des sonorités glaciales, des bends incisifs, et une utilisation inventive du capodastre et de l'accordage ouvert – a d'ailleurs influencé de nombreux guitaristes, dont le légendaire Stevie Ray Vaughan (SRV).
Alors que la scène musicale grand public des années 80 s'orientait résolument vers le rock FM, la pop synthétique et la new wave, le blues, dans sa forme plus traditionnelle, connaissait un certain recul. Cependant, des figures emblématiques comme Albert Collins, notamment avec son album "Ice Pickin'", prouvaient que le genre était loin d'être éteint.
Collins continuait de produire un blues électrisant et innovant, tirant son épingle du jeu et influençant une génération de musiciens, même si sa visibilité restait celle d'un artiste de niche comparée aux superstars de l'époque.
C'est sur cette scène où le blues menait une existence discrète mais vibrante, grâce à des maîtres comme Albert Collins, que Stevie Ray Vaughan allait faire son entrée et provoquer un véritable séisme.
Dans ce contexte de relative marginalisation pour le genre, l'arrivée de Stevie Ray Vaughan eut l'effet d'une déflagration. Il ne s'est pas contenté d'insuffler une nouvelle vie au blues ; il l'a littéralement sorti de l'ombre pour le remettre au centre de la conversation musicale. Vaughan a prouvé que le blues pouvait rivaliser en énergie et en pertinence avec les genres les plus populaires de l'époque.
L'album "Texas Flood", sorti en juin 1983, fut une véritable onde de choc. Il prit tout le monde par surprise, non seulement les fans de blues, mais aussi un public beaucoup plus large, bien au-delà des cercles habituels.
Il ne s'agissait pas seulement de virtuosité technique, même s'il en avait à revendre. C'était l'intensité, la passion brute, et l'émotion palpable qui émanait de chaque note. Son jeu, profondément ancré dans le blues texan (influencé par Albert King, Otis Rush, Albert Collins), était amplifié par une puissance rock qui parlait directement à la jeunesse de l'époque. Stevie Ray Vaughan faisait sonner le blues comme personne d'autre, avec des bends incroyables, un vibrato expressif et un groove inimitable.
À l'ère de MTV, SRV était également un performer charismatique. Ses concerts étaient de véritables événements, et sa présence scénique, combinée à sa musique, était captivante. Il a démontré que le blues pouvait être spectaculaire et visuellement puissant.
Avant même la sortie de "Texas Flood", sa performance au Montreux Jazz Festival en 1982 avait déjà attiré l'attention de David Bowie. Ce dernier l'invita ensuite à participer à son album "Let's Dance". Bien que SRV n'ait pas pris part à la tournée qui a suivi, cette exposition fut une vitrine incroyable. John Hammond Sr., le légendaire producteur de Columbia Records, connu pour avoir découvert des talents comme Robert Johnson et Billie Holiday, fut également un fervent supporter de Vaughan.
"Texas Flood" fut un succès commercial retentissant pour un album de blues. Des titres comme "Pride and Joy" sont devenus des hits diffusés sur les radios rock, ce qui était presque impensable pour du blues à l'époque. L'album se classa dans le Top 40 et passa des mois dans les charts, prouvant ainsi qu'il existait une soif grandissante pour ce son authentique et puissant.
Stevie Ray Vaughan était un élève fervent et respectueux des maîtres du blues. Ses influences sont clairement identifiables dans son jeu, formant la base de son style unique :
- Il était profondément ancré dans le son du Texas blues, façonné par des figures emblématiques comme T-Bone Walker (dont il a hérité l'élégance du swing et le jeu en accords) et Lightnin' Hopkins.
- Son admiration pour les trois "King" du blues – Albert King, B.B. King et Freddie King – était immense :
▪︎ De Albert King, il a tiré la puissance des bends d'une seule note, l'expressivité et la capacité à faire "chanter" la guitare. Leurs rencontres et jam sessions sont d'ailleurs légendaires.
▪︎ De B.B. King, il a appris l'art de la sobriété et l'émotion transmise à travers chaque note.
▪︎ De Freddie King, il a repris l'énergie du shuffle et le côté entraînant de ses riffs.
▪︎ Des artistes tels que Buddy Guy et Otis Rush ont également marqué son style, notamment dans la dynamique, l'agressivité et l'expression "vocale" de sa guitare.
Il citait aussi des influences moins évidentes comme Lonnie Mack pour le picking rapide au médiator et le vibrato, ou encore Guitar Slim pour son audace et son énergie. SRV maîtrisait parfaitement le vocabulaire classique du blues (gammes pentatoniques, blues notes, turnarounds, shuffles) et l'utilisait comme sa langue maternelle. Son jeu était saturé d'un feeling blues authentique, un aspect essentiel qu'il n'a jamais délaissé.
Ce qui a rendu Stevie Ray Vaughan unique, c'est précisément sa capacité à transformer ces influences en quelque chose de radicalement nouveau et contemporain :
▪︎ Une puissance sonore inédite : Il jouait sur des amplis poussés à bloc, avec des cordes de gros tirant qu'il attaquait avec une force incroyable. Cela conférait à son son une épaisseur, un sustain et une puissance qui le distinguaient nettement des bluesmen plus anciens. C'était un son d'une ampleur "rock".
▪︎ Technique époustouflante et élargissement du langage : Sans jamais sacrifier le feeling, SRV était un guitariste d'une technique impressionnante. Sa vitesse, sa précision et sa capacité à enchaîner des licks complexes sans effort étaient remarquables. Il a même incorporé des éléments de jazz (Django Reinhardt, Wes Montgomery) et de rock progressif, élargissant ainsi le langage du blues.
▪︎ L'héritage de Jimi Hendrix : Hendrix fut une influence majeure qui apporta la "modernité". SRV a clairement intégré cette liberté dans son jeu : utilisation inventive de la whammy bar, de la wah-wah, et une approche plus audacieuse de l'expérimentation sonore, tout en conservant une structure profondément bluesy.
▪︎ Un "tone" légendaire : Son son, ou "tone", est devenu iconique. C'était une combinaison magique de sa Stratocaster, d'amplis Fender (souvent des Super Reverb) et de pédales d'effet (Tube Screamer, Wah). Il a popularisé ce son "Texas blues" qui est depuis devenu une référence mondiale.
▪︎ L'énergie rock au service du blues : Il a insufflé au blues une énergie brute et une intensité que l'on retrouvait davantage dans le rock de l'époque. Cette fusion a rendu sa musique irrésistible pour les fans de rock qui n'auraient pas nécessairement écouté du blues traditionnel.
En somme, Stevie Ray Vaughan a pris les racines profondes du blues, les a nourries avec sa propre énergie, sa technique formidable et les influences d'artistes qui avaient repoussé les limites (comme Hendrix). Il a ainsi créé un style à la fois reconnaissable comme du blues et furieusement novateur. C'est ce mélange parfait qui l'a rendu si influent et qui a permis au blues de se reconnecter avec un public plus large dans les années 80, le sortant de l'ombre pour le propulser sur le devant de la scène.
Le succès de Stevie Ray Vaughan est d'autant plus remarquable que la guitare électrique, en particulier la guitare solo virtuose, n'était effectivement plus l'instrument le plus en vogue au début des années 80.
● À cette époque, la scène musicale était en pleine mutation :
- Le synthétiseur régnait en maître. La musique pop et la new wave étaient dominées par des sonorités électroniques, des boîtes à rythmes et des claviers. Les productions étaient souvent très léchées, "digitales", et moins axées sur l'instrumentation organique ou les solos de guitare expressifs.
- Les vidéos musicales prenaient le dessus. Avec l'avènement de MTV, l'image devenait primordiale. Les clips mettaient en scène des performances souvent stylisées, et la figure du "rockstar guitar hero" à la Jimi Hendrix ou Jimmy Page semblait appartenir à une ère révolue pour le grand public.
- Même dans le rock, si la guitare restait présente, l'accent était parfois davantage mis sur des riffs percutants et des atmosphères que sur de longs solos expressifs et bluesy.
Dans ce contexte, voir un guitariste comme Stevie Ray Vaughan, dont le jeu était si profondément ancré dans la tradition du blues, avec des solos étendus et un son brut, non "synthétisé", percer à un tel niveau était véritablement inattendu. Il allait résolument à contre-courant des tendances dominantes.
Son succès n'est pas seulement dû à son talent colossal, mais aussi à sa capacité à connecter avec une émotion universelle. Sa musique, bien que complexe techniquement,parlait directement au cœur et aux tripes, ce qui lui a permis de transcender les modes éphémères de l'époque. Il a prouvé que la passion, l'authenticité et un talent indéniable pouvaient briser les barrières des genres et des tendances musicales.
C'est ce qui rend son ascension si fascinante et son héritage si puissant : il a non seulement revitalisé le blues, mais il a également rappelé au monde le pouvoir intemporel de la guitare électrique dans sa forme la plus expressive.
Le 27 août 1990, le monde de la musique a perdu l'un de ses plus brillants talents avec la disparition tragique de Stevie Ray Vaughan. Ce fut une perte dévastatrice, non seulement pour le blues mais pour l'ensemble de la musique. Son départ a créé un vide immense, la sensation qu'un génie au sommet de son art avait été fauché bien trop tôt. On ne peut s'empêcher d'imaginer ce qu'il aurait pu accomplir s'il avait vécu plus longtemps.
Cependant, son héritage était déjà en marche. Sa courte mais fulgurante carrière avait prouvé quelque chose d'essentiel : le blues pouvait se marier avec des sons modernes sans jamais trahir son essence.
SRV n'a jamais dénaturé l'âme du blues, mais il lui a insufflé une énergie, une puissance et une approche sonore résolument contemporaines. Sa grande force résidait dans sa capacité à intégrer des éléments de rock (la puissance des amplis, l'énergie des performances), de funk, et même des touches de jazz, tout en restant profondément ancré dans la tradition. Il a démontré que le blues n'était pas une musique statique, figée dans le passé, mais un genre vivant et capable d'évoluer.
Plus que n'importe quel autre artiste de l'époque, SRV a inspiré d'innombrables jeunes guitaristes à prendre une Stratocaster et à se plonger dans le blues. Il a prouvé que l'on pouvait être jeune, énergique et jouer du blues avec un succès retentissant. Son impact sur la technique de guitare, le "tone" (le son) et la présentation scénique est colossal.
Son influence a jeté les bases d'un renouveau qui allait pleinement s'épanouir dans les années 90. Le terrain était préparé pour des artistes qui allaient s'inspirer de son approche, chacun à leur manière, pour faire avancer le genre.
Indéniablement, une certaine lassitude du "son froid" et parfois jugé trop "artificiel" des synthétiseurs s'est fait sentir. Ces sonorités dominaient une grande partie de la musique pop et new wave des années 80. Après une décennie marquée par des productions très léchées, des boîtes à rythmes omniprésentes et des textures synthétiques, un désir d'authenticité, de chaleur et d'instrumentation plus organique a commencé à émerger. Le public recherchait à nouveau le son des vrais instruments, l'expressivité humaine derrière la musique.
C'est dans ce contexte propice que des figures comme Stevie Ray Vaughan ont pu percer avec un son brut, passionné et profondément humain. Malgré le fait qu'il s'agissait avant tout de blues, il a ouvert la voie à un regain d'intérêt pour la guitare comme instrument central et expressif.
Et c'est précisément ce besoin d'authenticité qui a favorisé le retour sur le devant de la scène de légendes du rock et du blues, comme Eric Clapton. Son album "Journeyman" (1989) en est un excellent exemple. Tout en étant moderne pour l'époque, il marque un retour plus prononcé vers ses racines blues-rock et R&B. L'album met en avant sa guitare de manière significative et propose des morceaux qui parlent directement au cœur. Le succès de "Journeyman" – qui est devenu multi-platine et a produit plusieurs singles à succès – témoigne clairement de ce que le public attendait : un son plus "vrai", des mélodies fortes et un jeu de guitare empreint d'âme.
Ce phénomène s'est d'ailleurs amplifié peu après, au début des années 90, avec l'explosion du concept MTV Unplugged. Cette émission a mis en lumière des performances acoustiques, rappelant à quel point la simplicité et l'émotion pouvaient être puissantes. Clapton lui-même a connu un succès phénoménal avec son "Unplugged" en 1992, ramenant le blues acoustique à un public de masse.
En somme, la lassitude du synthétiseur a créé un terrain fertile pour le retour des guitares et des musiciens qui incarnaient l'authenticité et l'émotion. Cela a non seulement ouvert la porte à des artistes comme Clapton, mais a également préparé le terrain pour la suite de l'évolution du blues.
Le retour en grâce de la guitare à la fin des années 80 et au début des années 90 a été une aubaine immense pour le blues et le rock. Après l'ère des synthétiseurs, le public aspirait à un son plus organique, plus "humain". La guitare électrique, avec son expressivité inégalée, était l'instrument parfait pour répondre à ce besoin pressant.
Dans ce contexte favorable, Eric Clapton a capitalisé sur cette vague de manière spectaculaire, non seulement en affirmant son retour au sommet, mais aussi, en jouant un rôle clé dans la visibilité du blues.
L'album "Unplugged" (1992) est bien plus qu'un simple succès commercial ; c'est un véritable phénomène culturel. En présentant le blues et certaines de ses propres compositions dans un format acoustique et intime, Clapton a offert une porte d'entrée au genre pour des millions de personnes qui n'auraient peut-être jamais écouté John Lee Hooker ou Robert Johnson auparavant. Des titres comme le "Layla" réinventé, mais surtout les reprises de classiques tels que "San Francisco Bay Blues" ou "Rollin' and Tumblin'", ont mis en lumière la richesse et la profondeur du blues. Cet album a prouvé que le blues n'était pas uniquement une musique électrique et parfois bruyante, mais qu'il pouvait aussi être subtil, émotionnel et incroyablement accrocheur.
Puis, avec "From the Cradle" (1994), Clapton a scellé ce retour aux sources et a véritablement confirmé le regain d'intérêt pour le blues pur. Cet album était une déclaration d'amour sans équivoque au blues traditionnel, proposant des reprises de bluesmen classiques comme Willie Dixon, Lowell Fulson et Freddie King. Sans artifices, Clapton y a démontré sa maîtrise du genre et a rappelé au monde ses racines musicales. Le succès commercial de "From the Cradle" (il a même atteint la première place des charts aux États-Unis, un fait rarissime pour un album de blues pur) a été une preuve irréfutable que le blues avait retrouvé une place de choix dans le cœur du grand public.
Ces deux albums de Clapton sont des jalons majeurs : "Unplugged" a popularisé l'accès au blues via un format accessible et grand public, tandis que "From the Cradle" a validé l'idée que le blues traditionnel pouvait connaître un succès planétaire retentissant.
"Damn Right, I've Got the Blues" (1991) est l'album qui a marqué un retour spectaculaire pour Buddy Guy, confirmant son statut de légende vivante tout en le propulsant vers une nouvelle génération de fans.
● Cet album est remarquable à plusieurs titres :
▪︎ Un son résolument moderne : Bien que Buddy Guy soit un pur produit du Chicago blues, reconnu pour son jeu explosif et novateur dès les années 60, "Damn Right, I've Got the Blues" ne se contentait pas d'être un simple album de blues traditionnel. Il intégrait des productions plus contemporaines, une énergie rock et des collaborations qui lui conféraient une résonance actuelle.
▪︎ Des collaborations prestigieuses : L'album a bénéficié de la participation de grands noms, ce qui a indéniablement attiré l'attention d'un public plus large. Des artistes comme Eric Clapton et Jeff Beck, déjà mentionnés, ont apporté leur touche unique et leur notoriété à l'album. Ces collaborations ont symbolisé un véritable passage de témoin et une reconnaissance de l'influence de Guy sur les générations suivantes de guitaristes.
▪︎ L'énergie et la passion intemporelles de Guy : Malgré la modernisation du son, Buddy Guy est resté fidèle à lui-même. Sa guitare est toujours aussi inventive, passionnée et électrisante, et sa voix porte cette force émotionnelle qui le caractérise. Il a prouvé avec brio que la tradition pouvait être dynamique et non figée.
▪︎ Un succès critique et commercial : L'album a été unanimement acclamé par la critique et a connu un succès commercial important, bien supérieur à ses précédentes productions depuis des décennies. Cette réussite a permis à Buddy Guy de retrouver une visibilité mondiale, de tourner intensément et de s'établir comme un ambassadeur incontournable du blues.
"Damn Right, I've Got the Blues" est un excellent exemple de la manière dont les années 90 ont vu un renouveau du blues. Ce renouveau n'est pas seulement passé par l'émergence de jeunes talents, mais aussi par la capacité des maîtres à se réinventer et à toucher un nouveau public avec des productions modernes. L'album a clairement montré que le blues pouvait être "cool" et pertinent en dehors de ses cercles habituels, élargissant ainsi son influence.
Dans le sillage de Stevie Ray Vaughan et du renouveau d'artistes emblématiques comme Eric Clapton et Buddy Guy, les années 90 ont vu l'émergence d'une constellation de jeunes guitaristes. Malgré leur âge, ces musiciens faisaient preuve d'une maturité et d'une technique impressionnantes, ramenant encore plus d'attention sur le blues.
Kenny Wayne Shepherd est l'un des premiers et des plus marquants de ces "jeunes prodiges" qui ont fait sensation à cette période :
▪︎ Kenny Wayne Shepherd (né en 1977) : Apparu sur la scène au milieu des années 90 avec son premier album, "Ledbetter Heights" (1995), Shepherd a frappé fort par sa précocité et son style puissant. Il a fusionné le blues traditionnel avec une énergie rock résolument contemporaine. Son jeu de guitare était fluide, mélodique et souvent explosif, s'inscrivant directement dans la lignée des grands guitaristes de blues-rock. Il a rapidement enchaîné les succès commerciaux et les nominations aux Grammys, prouvant que le blues pouvait encore produire des stars jeunes et accessibles au grand public. Son talent et sa jeunesse ont captivé l'attention, démontrant que la relève était bel et bien présente.
Mais il n'était pas le seul. D'autres noms ont rapidement suivi, contribuant à solidifier l'idée d'une véritable nouvelle vague de bluesmen :
▪︎ Jonny Lang (né en 1981) : Avec son premier album studio, "Lie to Me", sorti en 1997 alorsqu'il n'avait que 16 ans, Jonny Lang a stupéfié le monde par sa voix soul incroyablement mature et son jeu de guitare bluesy teinté de R&B. Il apportait une dimension vocale très forte, ce qui le distinguait de nombreux guitaristes de l'époque.
▪︎ Joe Bonamassa (né en 1977) : Bien qu'il ait commencé à jouer très jeune (ouvrant pour B.B. King à seulement 12 ans !), son premier album A New Day Yesterday n'est sorti qu'en 2000. On peut donc dire que les années 90 ont constitué sa période de formation intense, durant laquelle il a construit les bases de la virtuosité et de la carrière prolifique qu'il allait développer par la suite.
Ces artistes, souvent désignés comme la "nouvelle garde" ou les "enfants du blues" (en référence à leur jeune âge), ont pris le relais de l'impulsion donnée par SRV et Clapton. Ils ont modernisé le son du blues, le rendant plus accessible et prouvant qu'il pouvait attirer une nouvelle génération de fans. Ils ont mis l'accent sur la virtuosité, l'énergie et la composition de chansons originales solidement ancrées dans le genre.
L'émergence de Kenny Wayne Shepherd, Jonny Lang et, peu après, Joe Bonamassa fut cruciale pour plusieurs raisons, notamment en ce qui concerne la diversification du public et l'élargissement du son du blues.
▪︎ Une image rajeunie et charismatique : Ces artistes étaient jeunes, charismatiques et possédaient une image capable de parler à une nouvelle génération, loin des clichés parfois "vieillots" du blues traditionnel. Ils ont apporté une certaine "coolness" qui a séduit des auditeurs qui ne se seraient pas forcément tournés vers le blues autrement. Leur énergie sur scène et leur look (même si certains ont évolué) étaient davantage en phase avec l'esthétique rock de l'époque.
▪︎ Un blues accessible et teinté de rock/R&B : Bien qu'enracinée dans le blues, leur musique incorporait souvent des éléments de rock plus prononcés, des mélodies plus accrocheuses et des structures de chansons qui pouvaient passer plus facilement à la radio rock ou grand public. Des titres comme "Blue on Black" de Kenny Wayne Shepherd sont devenus des hits radio, exposant ainsi le blues à un public bien plus large que celui des puristes. Jonny Lang, avec sa voix soul et son blues teinté de R&B, a également touché une audience appréciant la soul et le funk.
▪︎ La virtuosité comme porte d'entrée : Inspirés par SRV, ces guitaristes ont mis en avant une virtuosité technique impressionnante. Cela a attiré les fans de guitare, ceux qui aimaient les "guitar heroes" et qui cherchaient des performances instrumentales de haut vol, quel que soit le genre. Pour beaucoup, cette virtuosité fut une porte d'entrée technique vers le blues.
▪︎ Preuve de la vitalité du genre : Leur succès a prouvé que le blues n'était pas un genre mourant, mais qu'il possédait une vitalité et une capacité à se réinventer grâce à de nouvelles voix. Cela a rassuré les fans de longue date et a insufflé de l'espoir pour l'avenir du genre.
Cependant, cette "modernisation" et cet attrait pour le grand public n'ont pas toujours été sans débat. Certains puristes du blues ont parfois critiqué un manque de "raw blues" ou une approche trop "rock" chez certains de ces artistes. Mais force est de constater que sans eux, le blues n'aurait peut-être pas connu le même dynamisme et n'aurait pas touché autant de nouvelles oreilles, assurant ainsi sa pérennité.
Il est crucial de souligner que les années 90 et le début des années 2000 ont vu l'affirmation d'une nouvelle génération d'artistes féminines. Elles ne sont pas seulement des chanteuses, mais aussi d'incroyables guitaristes et auteures-compositrices, se forgeant une place de choix dans un genre souvent perçu (à tort) comme majoritairement masculin. Elles ont apporté de nouvelles perspectives, des sons distinctifs et une énergie fraîche, prouvant que le talent et la passion n'ont pas de genre.
● Des Figures Incontournables
▪︎ Ana Popovic (née en 1976) : Originaire de Serbie, Ana Popovic s'est imposée comme une guitariste de blues-rock virtuose et une chanteuse puissante. Son style est un mélange dynamique de blues électrique, de funk, de rock et de soul. Elle a la capacité de jouer avec une technique impeccable tout en conservant une grande expressivité. Son succès international, ses nombreuses nominations et prix, ainsi que sa présence constante sur les scènes des festivals de blues, attestent de son statut de figure majeure. Elle représente parfaitement cette fusion de modernité et de respect des racines du blues.
▪︎ Samantha Fish (née en 1989) : Samantha Fish, originaire du Missouri, est une force de la nature sur scène. Elle a évolué d'un blues plus traditionnel vers un son qui incorpore le rock sudiste, le punk-blues et des touches d'Americana. Son jeu de guitare est puissant, audacieux, et elle n'hésite pas à expérimenter avec différentes sonorités et instruments (y compris la cigar box guitar). Sa voix rauque et son énergie indomptable ont fait d'elle l'une des artistes les plus excitantes et dynamiques du genre actuel. Son approche non conventionnelle a attiré un public plus jeune et plus diversifié.
▪︎ Joanne Shaw Taylor (née en 1985) : Originaire du Royaume-Uni, Joanne Shaw Taylor a été découverte très jeune par Dave Stewart (Eurythmics). Sa voix distinctive et rauque, combinée à un jeu de guitare blues-rock puissant et mélodique, lui a rapidement valu une reconnaissance internationale. Elle manie la guitare avec une fluidité et un feeling impressionnants, puisant dans des influences allant de Stevie Ray Vaughan à Albert Collins, tout en développant sa propre patte. Elle est devenue l'une des artistes britanniques les plus respectées de la scène blues contemporaine.
Ces trois artistes ne sont pas simplement des "femmes dans le blues" ; ce sont des blueswomen à part entière, qui définissent activement le son et l'avenir du genre.
La fusion du blues et de la soul n'est pas entièrement nouvelle. Ces deux genres partagent en effet des racines communes profondes dans la musique afro-américaine, et des artistes des décennies passées comme Bobby "Blue" Bland, Otis Rush ou même B.B. King avaient déjà incorporé des éléments soul dans leur blues. Cependant, dans les années 2000, cette hybridation est devenue plus prononcée et plus consciente, donnant naissance à un son riche, profondément émotionnel et souvent plus accessible.
● Cette tendance est magnifiquement incarnée par les artistes suivant :
▪︎ JJ Grey & Mofro : Originaires de Floride, JJ Grey et son groupe Mofro sont des maîtres dans l'art de mélanger le blues, la soul, le funk et le rock sudiste. Leur musique est imprégnée des sonorités des bayous, avec des paroles qui racontent des histoires du sud profond. La voix de JJ Grey est pleine d'âme, et leur groove est irrésistible. C'est un parfait exemple de la façon dont le blues peut s'enrichir de textures soul et funk pour créer un son unique et moderne.
▪︎ Marcus King : Marcus King est une autre force montante qui incarne magnifiquement cette tendance. Sa voix, rocailleuse et pleine d'âme, est un instrument à part entière, profondément inspirée par la soul classique. Son jeu de guitare est également enraciné dans le blues, mais il n'hésite pas à explorer des territoires plus rock sudiste et psychédéliques, le tout avec une sensibilité soul omniprésente. Il est l'exemple même de la nouvelle génération qui embrasse pleinement cette fusion.
▪︎ Dana Fuchs : Avec sa voix rauque, puissante et pleine d'émotion, Dana Fuchs est une chanteuse de blues-rock et de soul qui n'a pas peur d'explorer les profondeurs de l'âme humaine à travers sa musique. Ses performances sont intenses et chargées de passion, fusionnant l'énergie du rock avec la profondeur émotionnelle du blues et de la soul. Elle apporte une authenticité et une force vocale qui sont très caractéristiques de cette fusion.
L'émergence et l'affirmation de Derek Trucks sont une preuve éclatante de l'évolution du blues, même s'il ne se positionne pas uniquement comme un bluesman "pur". Son impact et son influence sont immenses :
▪︎ Derek Trucks (né en 1979) : Considéré comme l'un des plus grands guitaristes slide vivants, Derek Trucks agit comme un pont entre plusieurs genres. Son jeu est profondément enraciné dans le blues (il a été fortement influencé par Duane Allman et Elmore James), mais il y incorpore des éléments complexes de jazz, de musique indienne et moyen-orientale, de gospel et de soul. Son approche est plus atmosphérique, moins axée sur la virtuosité ostentatoire (même s'il est techniquement époustouflant) et davantage sur la mélodie et l'émotion. Au sein du Tedeschi Trucks Band, il crée un son expansif qui repousse les limites du blues traditionnel. Sa présence sur la scène musicale de premier plan montre que le blues peut être l'ingrédient principal d'une création bien plus complexe et diversifiée.
C'est dans cette lignée, poussant encore plus loin les frontières, que Gary Clark Jr. est arrivé, apportant une audace encore plus marquée dans les fusions :
▪︎ Gary Clark Jr. (né en 1984) : Gary Clark Jr. est l'incarnation même du blues du 21e siècle. Il a eu l'audace de prendre l'essence du blues (sa voix, sa guitare très expressive) et de la mélanger de manière organique et crédible avec des genres très contemporains :
● Hip-Hop : On retrouve des grooves et des phrasés qui empruntent au hip-hop, notamment dans ses rythmiques et son approche vocale.
● Rock : Son son est souvent lourd, distordu, avec une énergie brute qui le place fermement dans le giron du rock moderne, bien au-delà du simple blues-rock.
● Soul/R&B : Sa voix possède une profondeur et un feeling soul indéniables, et ses compositions intègrent souvent des harmonies et des arrangements typiques du R&B contemporain.
● Jazz : Il y a une sophistication dans ses accords et ses improvisations qui trahissent une influence jazz.
Gary Clark Jr. ne se contente pas de "saupoudrer" ; il fusionne ces éléments de manière à créer un son qui est à la fois familier et totalement nouveau. Il est devenu une superstar mondiale, jouant dans de très grands festivals et attirant un public extrêmement diversifié, bien au-delà des fans de blues traditionnels. Il prouve que le blues peut être à la fois respectueux de ses racines et radicalement moderne.
Ces deux artistes, Derek Trucks et Gary Clark Jr., sont des preuves vivantes que le blues est un genre incroyablement adaptable et résilient. Il n'est pas enfermé dans une case, mais est capable d'intégrer de nouvelles influences et de se réinventer pour rester pertinent et excitant pour les générations actuelles.
Ce que nous observons avec des artistes comme Derek Trucks, Gary Clark Jr., le Tedeschi Trucks Band, Marcus King, ou encore les Cold Stares et Emanuel Casablanca, c'est une tendance de fond indéniable : la fusion du blues avec d'autres genres musicaux n'est pas une mode passagère. C'est la confirmation durable que le blues peut évoluer et s'adapter, restant plus pertinent que jamais.
Cette dynamique révèle plusieurs vérités fondamentales sur la nature même du blues :
▪︎ Le blues est un langage universel : Plus qu'un simple genre musical, le blues est un langage, une structure émotionnelle et harmonique qui peut servir de fondation à presque toutes les musiques. Sa simplicité apparente dissimule une profondeur qui lui permet de se marier avec des éléments complexes ou très différents, sans jamais se dénaturer.
▪︎ Un organisme vivant, non un musée : Contrairement à une idée reçue qui voudrait que le blues soit une musique "muséale" ou "figée dans le temps", cette évolution prouve qu'il est un organisme vivant, capable de s'adapter, d'absorber de nouvelles influences et de se réinventer sans perdre son âme.
▪︎ La pertinence pour les nouvelles générations : En intégrant des éléments de rock alternatif, de hip-hop, de soul moderne, de jazz ou d'Americana, le blues reste pertinent pour les nouvelles générations d'auditeurs. Il n'est plus seulement la musique des "anciens", mais une bande-son vibrante pour le monde d'aujourd'hui, exprimant des émotions universelles avec des sonorités contemporaines.
▪︎ Une scène ouverte et créative : La scène blues actuelle est marquée par une grande ouverture d'esprit. Les artistes ne se sentent plus contraints de rester dans des carcans stylistiques stricts. Cette liberté favorise une créativité débordante et l'exploration de nouvelles sonorités qui maintiennent le genre frais et excitant.
Cette capacité à se fondre, à absorber et à se transformer est, à mon avis, la clé de la survie et de la prospérité future du blues. Tant qu'il y aura des musiciens audacieux pour l'expérimenter et le pousser dans de nouvelles directions, le blues continuera de résonner puissamment.
Après les années 90, marquées par le retour de la guitare et l'émergence de guitar-heroes virtuoses, les années 2000 ont vu se développer une esthétique plus minimaliste mais incroyablement percutante. Le format du duo, souvent guitare/chant et batterie, est devenu une force majeure, apportant une énergie brute et un son dépouillé qui rappelait les racines primitives du blues tout en étant résolument moderne.
Ces duos ont souvent puisé dans le garage rock, le punk blues et le hill country blues pour créer un son unique :
▪︎ The White Stripes (formés en 1997, succès majeur dans les années 2000) : Bien qu'ils soient souvent classés rock alternatif ou garage rock, The White Stripes (Jack White à la guitare et au chant, Meg White à la batterie) ont toujours eu des influences blues très marquées. Leur approche minimaliste, leurs riffs percutants et leur esthétique très particulière ont prouvé qu'un duo pouvait être immensément populaire et influent. Des morceaux comme "Seven Nation Army" sont devenus des hymnes mondiaux, montrant la puissance d'un son épuré et bluesy. Ils ont ramené le blues à une forme essentielle, sans fioritures.
▪︎ The Black Keys (formés en 2001) : C'est sans doute le duo le plus emblématique de cette vague pour le blues. Dan Auerbach (guitare, chant) et Patrick Carney (batterie) ont démarré avec un son très brut, directement inspiré du blues du Nord du Mississippi (R.L. Burnside, Junior Kimbrough). Leurs premiers albums étaient enregistrés avec un minimum de moyens, privilégiant le groove et le feeling au détriment d'une production léchée. Ils ont réussi à transformer ce son "garage blues" en un succès planétaire, prouvant que le blues pouvait être commercial sans se compromettre. Leur évolution a montré une capacité à intégrer des éléments de soul, de funk et de pop sans perdre leur identité blues rock fondamentale.
▪︎ The Cold Stares (formés en 2008, avec un premier album en 2013) : Plus récents mais tout aussi représentatifs de cette tendance, The Cold Stares (Chris Tapp à la guitare/chant et Brian Mullins à la batterie) poussent le son du duo vers un territoire plus lourd, plus saturé, avec des influences hard rock et psychédéliques. Ils créent un mur du son impressionnant avec seulement deux instruments, prouvant la versatilité et l'intensité que peut atteindre ce format minimaliste. Leur musique est puissante, viscérale, et s'inscrit parfaitement dans cette lignée de "punk blues" ou "garage blues".
▪︎ Black Pistol Fire (formés en 2007) : Ce duo canadien (basé à Austin, Texas) pousse le concept du "punk blues" ou "garage blues" à son paroxysme. Kevin McKeown (guitare, chant) et Eric Owen (batterie) créent un son d'une intensité frénétique, presque anarchique, mais toujours ancré dans des grooves blues-rock irrésistibles.
Leurs performances live sont légendaires pour leur énergie démesurée. Ils prouvent que le format duo peut délivrer une puissance sonore comparable, voire supérieure, à celle de groupes plus nombreux.
Ils mélangent sans complexe le blues (avec des riffs reconnaissables et un feeling raw) avec l'agressivité du punk, l'énergie du garage rock et même des touches de rock sudiste. C'est un blues passé à la moulinette du rock'n'roll le plus débridé.
Comme les autres duos cités, ils excellent dans l'art de tirer le maximum de son avec un minimum d'instrumentation. Chaque note, chaque coup de batterie compte, créant un impact énorme.
Black Pistol Fire est la preuve que le blues peut être non seulement évolutif, mais aussi incroyablement féroce et contemporain. Ils s'adressent à un public qui aime le rock bruyant tout en ayant une appréciation pour l'âme du blues.
Avec des groupes comme The White Stripes, The Black Keys, The Cold Stares et Black Pistol Fire, il est clair que le format du duo a été et reste un moteur d'innovation et de vitalité pour le blues moderne.
Ce phénomène des duos a mis en lumière la puissance de la simplicité et de l'efficacité. Il a prouvé que l'on n'a pas besoin d'une formation complète pour créer une musique percutante et émotionnelle. Il a aussi ramené l'attention sur le groove et le riff, des éléments fondamentaux du blues.
Tandis que nous parlons de fusions audacieuses, il est essentiel de montrer que le blues peut aussi rester profondément traditionnel tout en étant contemporain et pertinent. Christone "Kingfish" Ingram en est le parfait exemple.
Christone "Kingfish" Ingram (né en 1999) est une figure fascinante et un véritable prodige du blues. Ce qui est remarquable chez lui, c'est sa capacité à maintenir un son fondamentalement traditionnel tout en étant un artiste du 21e siècle, très demandé et récompensé. Il a même remporté un Grammy Award du Meilleur album de blues contemporain pour "662", ce qui est intéressant, car son son est souvent perçu comme plus traditionnel que purement "contemporain" au sens large.
● Comment parvient-il à cette prouesse ?
▪︎ Racines Profondes du Delta : Kingfish est originaire de Clarksdale, Mississippi, le berceau du Delta blues. Il a étudié au Delta Blues Museum et a été immergé dans cette culture dès son plus jeune âge. Ses influences sont les grands maîtres comme Muddy Waters, John Lee Hooker, Lightnin' Hopkins, Son House, Robert Johnson, et les "Kings" (Albert, B.B., Freddie). Il n'a pas seulement appris leurs chansons ; il a absorbé l'esprit, le feeling et le vocabulaire de ce blues.
▪︎ Jeu de Guitare Ancré : Son jeu de guitare est puissant, émotionnel et direct, avec un son qui n'est pas trop "produit" ou "synthétisé". Il utilise souvent des techniques classiques du blues (bends incisifs, vibrato expressif, riffs répétitifs et hypnotiques) et un son de guitare qui honore ses prédécesseurs.
▪︎ Voix Soulful et Authentique : Sa voix est rauque, mature au-delà de son âge, et pleine d'âme. Elle est ancrée dans la tradition des chanteurs de blues et de gospel, portant l'émotion des paroles avec une authenticité palpable.
▪︎ Reconnaissance par les Anciens : Des légendes comme Buddy Guy l'ont pris sous leur aile et ont joué avec lui. C'est une validation éloquente de sa capacité à porter le flambeau du blues traditionnel.
Si des artistes comme Gary Clark Jr. montrent la voie des fusions audacieuses, Kingfish démontre avec brio qu'on peut respecter la tradition jusqu'à la moelle et pourtant être un artiste novateur, frais et immensément populaire auprès d'un large public, y compris les jeunes. Il prouve que le blues n'a pas besoin de se "rockifier" ou de se "funky-fier" pour être pertinent aujourd'hui ; un blues joué avec une âme profonde et un talent pur peut suffire à toucher les cœurs et à s'imposer sur la scène musicale contemporaine.
Gov't Mule (formé en 1994) illustre parfaitement comment le blues, sous sa forme "rock", continue d'inspirer et de produire une musique d'une grande profondeur et complexité. Issu des cendres du légendaire Allman Brothers Band (dont Warren Haynes et Allen Woody étaient membres), Gov't Mule a évolué pour devenir bien plus qu'un simple groupe de reprises ou d'hommage.
▪︎ Racines Blues-Rock et Southern Rock : Leur musique est profondément enracinée dans le blues (Warren Haynes est un bluesman exceptionnel dans l'âme et aux doigts) et le rock sudiste. On y retrouve l'expressivité de la guitare, la profondeur des grooves et une forte emphase sur l'improvisation, toutes caractéristiques fondamentales du blues.
▪︎ Capacité d'Exploration : Bien qu'ancrés dans ces racines, ils ne se contentent pas de reproduire. Gov't Mule explore des territoires musicaux variés, allant du blues lourd au funk, en passant par le rock progressif, le jazz fusion, et même des touches de reggae. Cette capacité à intégrer divers éléments tout en conservant une colonne vertébrale bluesy est un signe de maturité et d'évolution constantes.
▪︎ Maîtrise Instrumentale et Improvisation : Le groupe est réputé pour la virtuosité de ses musiciens (Warren Haynes à la guitare et au chant étant un maître incontesté) et pour ses performances live improvisées, qui rappellent l'esprit des jam bands. C'est une forme de 8liberté musicale qui trouve ses origines directes dans le blues et le jazz.
▪︎ Pertinence Continue : Après trois décennies, Gov't Mule continue de remplir des salles, de sortir des albums acclamés par la critique et de tourner intensément. Leur longévité et leur influence démontrent que le blues rock, loin d'être un genre dépassé, reste une force créatrice majeure et une source d'inspiration inépuisable pour de nombreux musiciens et fans.
Gov't Mule est un excellent exemple de la manière dont le blues, fusionné avec le rock et d'autres genres, peut donner naissance à une musique puissante, complexe et toujours pertinente. Ils montrent que le "blues rock" n'est pas une simple formule, mais un terrain fertile pour l'innovation musicale.
Le Texas continue de posséder une histoire riche et distinctive dans le blues, ayant produit des légendes comme T-Bone Walker, Freddie King, Albert Collins, et bien sûr, Stevie Ray Vaughan. Aujourd'hui, des artistes comme Ally Venable et Carolyn Wonderland perpétuent ce son emblématique avec leur propre touche distinctive.
▪︎ Ally Venable (née en 1999) : Originaire de Kilgore, Texas, Ally Venable est une force montante du blues rock. Malgré son jeune âge, elle possède une maturité impressionnante dans son jeu de guitare et sa voix. Elle cite explicitement Stevie Ray Vaughan comme une influence majeure et fondamentale. Son style est puissant, rempli de bends expressifs et de solos fluides qui rappellent la tradition texane de la guitare blues. Elle n'hésite pas à injecter une énergie rock à son blues, s'inscrivant dans la lignée de SRV et Kenny Wayne Shepherd.
Ally Venable est reconnue pour son jeu de guitare incisif, sa présence scénique et sa capacité à écrire des chansons qui résonnent avec un public moderne, tout en restant fidèles à l'esprit du blues. Elle est un excellent exemple de la nouvelle génération qui embrasse la tradition tout en la faisant évoluer.
▪︎ Carolyn Wonderland (née en 1972) : Vétéran de la scène d'Austin, Texas, Carolyn Wonderland est une artiste incroyablement polyvalente et charismatique. Elle incarne la richesse et la diversité du son texan. Pure produit des scènes d'Austin et de Houston, elle dévoile des influences claires d'Albert Collins, Lightnin' Hopkins, et l'esprit rebelle de Janis Joplin. Sa musique est un mélange puissant de blues, de rock sudiste, de country et de soul.
Carolyn Wonderland est réputée pour sa voix soulful et rauque, son jeu de guitare explosif et souvent débridé (elle a été qualifiée de "femme Stevie Ray Vaughan" par certains, ce qui est un compliment immense), et sa capacité à passer d'un instrument à l'autre (guitare, lap stell, trompette, harmonica, sifflement). Elle est également reconnue pour ses paroles intelligentes et son énergie sur scène. Son intégration au groupe de John Mayall en tant que guitariste témoigne de son immense talent.
Ces deux artistes sont des exemples frappants de la vitalité continue du blues texan. Elles montrent que le genre continue de produire des talents de premier plan, capables de perpétuer l'héritage des maîtres tout en apportant leur propre identité et en touchant un public contemporain. Elles sont un témoignage vibrant de la résilience et de l'attrait universel du blues.
Que les artistes d'aujourd'hui, qu'ils soient de jeunes prodiges ou des légendes vivantes, choisissent de rester profondément fidèles aux racines du blues, ou qu'ils l'audacieusement fusionnent avec d'autres genres comme le rock, la soul, le funk, le hip-hop ou même le jazz, le constat est unanime : le blues démontre avec force qu'il reste jeune, dynamique et qu'il suscite l'intérêt de nouveaux auditeurs.
Le blues, dans toutes ses formes, continue de nous parler. Il est la preuve vivante qu'une musique née de la peine et de l'expérience humaine peut traverser le temps, s'adapter, et continuer à émouvoir et inspirer des générations d'artistes et d'auditeurs. Sa richesse est infinie et son avenir s'annonce plus vibrant que jamais.
Au-delà des fusions et des innovations, ce qui caractérise la scène blues contemporaine, c'est ce profond respect et cette connexion indéfectible avec les maîtres qui ont bâti ce genre. Ce n'est pas une simple imitation, mais une transmission vivante :
▪︎ Le Langage Partagé : Qu'il s'agisse de Stevie Ray Vaughan puisant chez Albert King ou Jimi Hendrix, de Joe Bonamassa s'inspirant des trois "Kings" ou de Jeff Beck, ou de Christone "Kingfish" Ingram s'abreuvant aux sources du Delta, tous parlent le même langage musical. Ils apprennent les techniques, les phrasés, les structures harmoniques et les tournures mélodiques qui sont le vocabulaire fondamental du blues. Ils assimilent l'héritage pour pouvoir ensuite l'exprimer avec leur propre voix.
▪︎ Le Respect des Thèmes et de l'Émotion : Les thèmes du blues (la résilience face à l'adversité, les joies simples, les peines de cœur, les célébrations de la vie) sont intemporels. Les artistes actuels continuent de puiser dans ces narratifs universels, les adaptant à leur propre expérience et au monde d'aujourd'hui, tout en gardant cette profondeur émotionnelle caractéristique du genre. Le "feeling" reste la pierre angulaire, un héritage direct des pionniers.
▪︎ L'Hommage Constant : De nombreux artistes contemporains rendent hommage explicitement aux légendes à travers des reprises, des albums dédiés, ou des performances live où ils partagent des anecdotes sur leurs mentors. Susan Tedeschi et Derek Trucks, par exemple, sont profondément influencés par les géants du blues et de la soul qu'ils vénèrent. Eric Clapton est l'exemple parfait de cette fidélité, comme en témoignent ses albums "From the Cradle" ou ses hommages à Robert Johnson.
▪︎ La Présence des Anciens : Des figures comme Buddy Guy continuent de jouer et d'enregistrer, servant de ponts vivants et de mentors. Leur longévité est la preuve de la force de cette tradition, et leur collaboration avec de jeunes artistes (comme avec Kingfish) assure la transmission du savoir.
Cette fidélité aux racines n'est pas un frein à l'évolution, mais plutôt un socle solide sur lequel les nouvelles générations peuvent construire et expérimenter. C'est cette capacité à regarder vers l'avenir tout en honorant le passé qui garantit la vitalité et la pertinence continue du blues. Le genre est comme un grand arbre aux racines profondes, mais dont les branches peuvent s'étendre dans de nombreuses directions.
Le blues est un genre en constante évolution. Il a traversé les décennies, s'est adapté et s'est mélangé à d'autres genres musicaux. Que dirait Robert Johnson s'il revenait parmi nous ?
Imaginer Robert Johnson, le mythe fondateur du blues, observer le genre tel qu'il est aujourd'hui, est une façon très originale et puissante de souligner sa persistance, son évolution et son héritage.
Robert Johnson s'assied à une petite table, le soleil de fin d'après-midi filtrant à travers les platanes d'une terrasse de café bondée. Des décennies se sont écoulées depuis que la poussière du Mississippi ne s'est plus collée à ses bottes, et pourtant, il est là, à notre époque. Autour de lui, les conversations bourdonnent, et des mélodies s'échappent des écouteurs et des vitrines.
Il ferme un instant les yeux, le temps d'un souvenir. Les juke joints enfumés, le grincement des cordes sur une vieille guitare usée, la voix qui portait les peines et les joies simples d'une époque révolue. Le blues, c'était la musique des champs, des routes poussiéreuses, des cœurs brisés et des espoirs tenaces. Une musique de survie, jouée pour quelques centimes et un verre de whisky.
Il rouvre les yeux. Un jeune homme passe, sa guitare électrique en bandoulière. Elle n'est pas en bois brut, mais rutilante, et son étui porte des autocollants de scènes qu'il ne connaît pas. Plus loin, un écran diffuse le clip d'un groupe où deux musiciens, un guitariste et un batteur, font un vacarme incroyable avec un groove familier. Puis c'est une femme, sa voix rocailleuse pleine d'âme, qui remplit l'air d'un solo de guitare à vous donner des frissons.
Robert sourit. Les accords qu'il entend sont parfois distordus, les rythmes plus complexes, les mélodies fusionnent avec le gospel, le rock, la soul, et même des bruits de la ville moderne. Mais le feeling... ah, le feeling est toujours là. Cette façon de plier les notes, de faire gémir la guitare comme une âme en peine ou de la faire chanter comme un cœur amoureux. Ce n'est plus juste le Delta ; c'est le monde entier.
Il pense à ce gamin du Texas, Stevie Ray Vaughan, qui a pris son souffle et l'a transformé en tempête électrique. À ce Britannique, Clapton, qui a ramené le blues à des millions de gens sur une scène sans amplis. À ce vieux lion, Buddy Guy, toujours debout, toujours aussi fougueux. Et à tous ces jeunes, Kingfish, Marcus King, Gary Clark Jr., ces femmes comme Samantha Fish ou Ally Venable, qui prennent le blues et le font voyager là où il n'aurait jamais osé aller.
Non, le blues n'est pas mort. Il n'est pas resté figé dans les champs de coton. Il a voyagé, il a appris, il s'est marié, il s'est électrifié, il s'est apaisé, il s'est déchaîné. Il est sorti des clubs sombres pour remplir les stades, et il est revenu aux duos dépouillés. Il est toujours l'histoire du cœur humain, mais racontée avec des milliers de voix différentes.
Robert Johnson hoche la tête, un imperceptible sourire aux lèvres. La musique qu'il a laissée derrière lui, ce testament arraché à l'âme, a non seulement survécu, mais elle prospère, jeune et vibrante, capable de se transformer sans jamais renier ses racines. Il prend une gorgée de son café. Le blues est vivant, et il a un bel avenir devant lui.
● Après cette plongée fascinante dans le blues, je tiens à remercier chaleureusement Florianne pour son expertise éclairée et Gemini pour avoir si bien orchestré notre jam session intellectuelle... Sans vous, j'aurais sûrement eu le blues de la solitude !

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