L'Écho des Âmes Rebelles : Guitares et Voix dans le Blues au-delà des Genres
Lors d'un échange passionnant avec mes collègues de rédaction, la figure énigmatique de Robert Johnson et celle de ses contemporaines blueswomen ont émergé, nous transportant directement dans le contexte socio-économique bouillonnant du début du XXe siècle. Cette discussion a naturellement ramené à l'époque de la Grande Dépression, une période où les difficultés faisaient des ravages, particulièrement au sein des communautés afro-américaines du Sud des États-Unis.
Imaginez : Robert Johnson, un jeune homme noir dans le Sud profond des années 30, une période marquée par la ségrégation raciale et une misère économique écrasante. Il est souvent décrit comme un homme solitaire, constamment en mouvement, "errant sur les routes". Cette errance n'était pas seulement géographique ; elle traduisait peut-être aussi une quête intérieure, une recherche incessante. Pour survivre, il travaillait probablement çà et là : dans les champs de coton, sur des chantiers… Autant d'emplois précaires qui rythmaient le quotidien difficile de nombreux Afro-Américains à cette époque.
Mais le soir venu, dans l'atmosphère enfumée et vibrante des juke joints, il trouvait un autre espace d'expression : sa musique. Là, avec sa guitare, il captivait un public souvent composé de personnes qui partageaient ses propres difficultés. Sa musique devenait alors une puissante échappatoire, un moyen de raconter des histoires de peine, de désir, de voyage, et peut-être aussi de rêver d'un ailleurs, d'un "avenir meilleur".
L'image de Robert Johnson, voyageant seul de ville en ville, de juke joint en juke joint, évoque un profond isolement physique. Cette mobilité constante, sans doute nécessaire pour trouver du travail et des opportunités musicales, le distinguait d'une vie plus sédentaire et communautaire, pourtant une norme attendue, particulièrement dans les communautés rurales de l'époque.
Dans ses chansons, Johnson aborde sans détour les thèmes de la perte, du chagrin, de la peur et du doute ("Hellhound on My Trail", "Love in Vain"). Exposer une telle vulnérabilité émotionnelle pouvait être perçu comme allant à l'encontre de l'idéal masculin dominant de force stoïque et de maîtrise de soi. Le blues, cependant, lui offrait un espace unique pour exprimer des sentiments que la société de l'époque n'encourageait pas ouvertement les hommes à montrer.
Sa guitare semble être bien plus qu'un simple instrument ; elle devient une véritable confidente, un moyen privilégié de dialoguer avec ses émotions les plus intimes. Cette relation intense et personnelle avec son instrument, au point qu'elle paraît être une extension de lui-même, pourrait être perçue comme une forme d'intimité qui se substitue ou complète les relations interpersonnelles traditionnellement valorisées pour les hommes (telles que la camaraderie virile ou le rôle de chef de famille).
L'idée de la guitare comme une figure féminine aux multiples facettes dans la vie et l'œuvre de Robert Johnson éclaire en effet davantage cette "intimité subversive". Si l'on considère la guitare sous cet angle, plusieurs aspects se dégagent :
▪︎ L'Aspect Maternel : La guitare pourrait représenter un refuge, un réconfort dans sa solitude. Telle une mère, elle l'accueille, lui permet d'exprimer ses peines et lui offre une forme de constance dans son existence errante. Les sonorités douces qu'il tire parfois de son instrument pourraient évoquer une tendresse, un apaisement profond.
▪︎ L'Aspect Amant : La guitare est aussi l'objet de sa passion et de son dévouement. La manière dont il la manie, les sons qu'il en extirpe, peuvent être interprétés comme une relation sensuelle, voire érotique. Elle est le réceptacle de ses désirs, de ses frustrations amoureuses, de cette "love in vain" qu'il chante si souvent. La virtuosité de son jeu pourrait même être vue comme une forme de séduction, une manière d'attirer l'attention et l'affection.
En exprimant sa tristesse et son anxiété, Johnson s'éloigne clairement de l'image de l'homme fort et impassible. Son lien profond avec sa guitare comme moyen d'expression émotionnelle offre une alternative puissante aux formes plus traditionnelles de communication masculine. Son mode de vie errant et cette expression très personnelle de ses sentiments mettent en évidence une forme d'individualisme qui ne correspondait pas toujours aux attentes communautaires fortes de l'époque. Il apparaît ainsi comme un pionnier, non seulement musicalement, mais aussi dans sa manière d'habiter le monde et ses émotions.
Les femmes représentent une thématique récurrente et complexe dans l'œuvre de Robert Johnson. "Love in Vain", par exemple, est un témoignage poignant de perte et de désir persistant. Il est d'ailleurs très juste de noter les diverses figures féminines qu'il évoque :
▪︎ La Mère : Cette figure primordiale est souvent associée à la protection et à l'amour inconditionnel. La perte de sa mère ou son absence a pu profondément marquer son imaginaire émotionnel, laissant une empreinte indélébile dans sa musique.
▪︎ L'Épouse Décédée (Virginia Travis) : Cette tragédie précoce – son décès lors de l'accouchement – fut une blessure profonde. Elle résonne dans plusieurs de ses chansons, teintant son rapport aux relations amoureuses d'une mélancolie persistante et d'une conscience aiguë de la perte.
▪︎ L'Amoureuse Consolatrice : L'espoir de trouver du réconfort et de l'amour auprès d'une autre femme est également très présent. Cependant, cet espoir est souvent mêlé à la peur de la trahison ou de l'abandon, une dualité constante dans ses textes.
Dans ce contexte, sa guitare pourrait effectivement servir de canal privilégié pour exprimer ces émotions complexes liées aux femmes de sa vie. Elle devient la voix de son chagrin, de son désir inassouvi, et de sa solitude face à ces pertes et à ces quêtes affectives. La guitare agit comme un exutoire, une confidente silencieuse qui porte le poids de ses expériences amoureuses tourmentées.
La chanson "Come On In My Kitchen" est un excellent exemple de la manière dont Robert Johnson pouvait transgresser les normes sociales de son époque, notamment en ce qui concerne l'expression de la sexualité et des relations potentiellement extraconjugales.
Le titre seul constitue une invitation directe et profondément intime. Les paroles suggèrent une rencontre clandestine et passionnée :
"You better come on in my kitchen, babe It's goin' to be rainin' outdoors"
L'image de la pluie imminente peut symboliser un besoin de refuge ou une urgence, mais le terme "kitchen" (cuisine) revêt ici clairement une connotation bien plus intime et sensuelle qu'un simple abri contre les intempéries.
Si l'on considère le contexte social de l'époque, où les normes de moralité étaient souvent très strictes, en particulier concernant les relations sexuelles hors mariage, une chanson aussi directe et suggestive pouvait être perçue comme :
▪︎ Une affirmation audacieuse du désir sexuel masculin : Contrairement à une certaine pudeur qui pouvait être attendue, Johnson exprime un désir physique sans ambages ni euphémismes.
▪︎ Une transgression manifeste des normes conjugales : L'invitation dans la "cuisine" implique fortement une relation adultérine, ce qui était alors très mal perçu socialement et moralement.
De plus, le blues en tant que genre musical était souvent associé à une liberté d'expression abordant des sujets tabous de la vie quotidienne. Pour un homme noir dans le Sud ségrégué, exprimer ouvertement ses désirs de cette manière, même à travers une chanson, pouvait être une forme puissante d'affirmation de soi et une transgression des silences et des contraintes imposées. C'était une manière de reprendre un certain contrôle narratif sur sa propre existence et ses pulsions.
L'expression ouverte de la sexualité, surtout lorsqu'elle s'éloignait des normes conjugales et des convenances sociales, était mal vue par une grande partie de la société de l'époque, et pas seulement au sein de la communauté blanche.
Même au sein de la communauté afro-américaine, des normes morales strictes existaient, fortement influencées par la religion et les traditions. Ainsi, un bluesman chantant ouvertement le désir physique ou des relations "illicites" pouvait être perçu comme transgressant ces codes établis.
Cependant, c'est précisément cette transgression qui conférait au blues une part essentielle de sa force et de son authenticité. Le genre offrait un espace unique pour explorer des aspects de la vie et des émotions rarement exprimés publiquement. Pour Robert Johnson, chanter "Come On In My Kitchen" était une manière d'affirmer une part de son expérience intime et de ses désirs, même si cela pouvait heurter la sensibilité de certains auditeurs.
Il s'agissait là d'une forme de rébellion, peut-être pas toujours frontale ou politique au sens strict, mais une rébellion profondément intime. C'était l'affirmation du droit de ressentir et d'exprimer des désirs et des émotions qui étaient souvent réprimés par la morale dominante.
Dans ce contexte de marginalisation et de grandes difficultés économiques, l'expression de la vitalité et du désir – qu'il soit amoureux, sexuel ou même de reconnaissance – devenait une puissante manière d'affirmer son existence, sa présence dans un monde qui tendait parfois à rendre invisible. La musique blues, de ce fait, s'érigeait en véritable espace de liberté où ces sentiments pouvaient être explorés et partagés, créant une connexion profonde avec ceux qui éprouvaient des émotions similaires.
Il est indéniable qu'une complexité significative existe dans la représentation des femmes au sein du blues. Si l'on trouve effectivement des chansons qui idéalisent la femme et la décrivent comme séductrice, ce n'est en aucun cas la seule image qui émerge de ce genre musical.
Certes, certaines paroles de blues masculin peuvent magnifier l'attrait physique d'une femme, son pouvoir de séduction, parfois de manière idéalisée ou fantasmée. C'est une expression directe du désir masculin et de la fascination.
Cependant, le blues offre également d'autres perspectives essentielles sur les femmes :
▪︎ La Femme Forte et Indépendante : De nombreuses chansons, souvent interprétées par des femmes mais pas exclusivement, dépeignent des femmes résilientes, capables de subvenir à leurs besoins, de quitter des relations toxiques et d'affirmer leur autonomie. Elles sont des figures de survie et d'émancipation.
▪︎ La Femme Victime : On rencontre aussi des récits poignants de femmes souffrant de mauvais traitements, d'abandon ou de déception, reflétant les dures réalités et les difficultés de leur condition sociale.
▪︎ La Femme Égale : Certaines chansons abordent des relations plus équilibrées, ou expriment le désir ardent d'une telle relation, offrant ainsi une vision plus nuancée des dynamiques amoureuses.
Ainsi, si l'image de la femme séductrice est bel et bien présente, elle coexiste avec d'autres représentations qui viennent profondément nuancer cette idéalisation et enrichir le tableau féminin dans le blues.
Si l'on considère les normes de genre de l'époque, l'expression ouverte des sentiments amoureux et du désir, même si elle était présente dans la culture populaire, n'était pas toujours aussi directement associée à la masculinité "traditionnelle" qui valorisait la force, la retenue et une certaine impassibilité.
Le fait que des hommes comme Robert Johnson explorent ces thèmes avec une telle intensité et une si grande vulnérabilité dans leur blues pourrait être vu comme une autre facette de cette "intimité subversive" que nous évoquions précédemment. Ils se permettaient d'exprimer une palette d'émotions souvent reléguée à la sphère féminine dans les représentations stéréotypées, et c'est en cela que leur art était profondément novateur et audacieux.
Il est crucial de ne pas réduire Robert Johnson uniquement à ses chansons d'amour et de désir. Son œuvre aborde également des thèmes bien plus sombres et sociaux, reflétant avec acuité les difficultés de son époque et de sa condition d'homme noir dans le Sud ségrégué.
● Plusieurs de ses morceaux évoquent explicitement ces réalités :
▪︎ La Pauvreté et la Précarité : Des titres comme "Me and the Devil Blues" – bien qu'ouverts à de multiples interprétations – résonnent avec un profond sentiment d'oppression, de lutte constante et de désespoir face à la misère.
▪︎ Le Voyage et le Déracinement : "Cross Road Blues" en est l'exemple emblématique. Au-delà de sa légende, cette chanson dépeint un homme à la croisée des chemins, littéralement et figurativement, perdu et en quête d'une issue dans un monde incertain.
▪︎ La Peur et la Superstition : "Hellhound on My Trail" incarne parfaitement cette dimension, exprimant une angoisse existentielle et la sensation d'être traqué, renvoyant aux peurs profondes de l'époque et de l'individu face à l'inconnu ou aux forces invisibles.
Même dans ses chansons les plus explicitement amoureuses, on retrouve souvent une teinte de mélancolie, de perte ou de danger. Cette atmosphère n'est pas seulement personnelle ; elle est intrinsèquement liée à un contexte social plus large, marqué par l'instabilité, l'injustice et la violence.
Ainsi, au-delà de l'exploration de l'intériorité et des relations personnelles, l'œuvre de Johnson fait résonner l'écho puissant d'un monde difficile et parfois menaçant. Cela ajoute une autre dimension essentielle à la "subversion" de son art : celle de donner une voix authentique aux expériences marginalisées et d'offrir une vision sans fard des réalités souvent tus de son temps.
Robert Johnson, par son jeu de guitare virtuose et l'intensité palpable des émotions qu'il exprimait, cherchait indéniablement une forme d'affirmation, une reconnaissance de son talent unique et de son être profond.
Parallèlement, sur scène, les blueswomen affichaient également ce puissant désir d'affirmation. Leur démarche était peut-être encore plus visible et audacieuse compte tenu des rôles de genre prédominants à l'époque. Leur simple présence scénique, leur capacité à captiver le public et à exprimer leurs propres vérités constituaient en soi des actes d'affirmation retentissants.
Si l'on considère que la guitare, dans le contexte du blues des débuts, était fortement associée aux hommes (comme en témoignent des figures emblématiques telles que Robert Johnson ou Blind Lemon Jefferson), alors une femme qui s'en emparait prenait une position résolument subversive. S'approprier un instrument perçu comme "masculin" devenait un acte d'émancipation :
▪︎ Briser les Stéréotypes de Genre : Cela remettait directement en question l'idée que certains instruments seraient l'apanage d'un genre spécifique. Une femme avec une guitare affirmait ainsi sa pleine capacité à investir un domaine traditionnellement considéré comme masculin.
▪︎ Revendiquer une Voix Instrumentale : Au-delà de leur chant, la guitare offrait aux blueswomen un autre moyen puissant de s'exprimer, de raconter leurs histoires et de démontrer leur virtuosité musicale, au même titre que leurs homologues masculins.
▪︎ Affirmer leur Indépendance : Une femme jouant de la guitare sur scène projetait une image forte d'autonomie. Elle montrait qu'elle n'avait pas nécessairement besoin d'un accompagnateur masculin pour s'exprimer pleinement sur le plan musical, renforçant ainsi son indépendance artistique et personnelle.
Memphis Minnie incarne parfaitement cette affirmation des blueswomen par la guitare. Elle n'était pas seulement une chanteuse ; elle était avant tout une guitariste virtuose et une véritable leader, capable de rivaliser avec n'importe quel homme de son époque. Son talent instrumental fut la pierre angulaire de sa carrière musicale, longue et couronnée de succès.
Memphis Minnie imposait son style unique et sa présence musicale avec assurance. Les anecdotes ne manquent pas, rapportant des "battles" musicales où elle tenait tête, voire surpassait, ses homologues masculins à la guitare. Elle a ainsi brisé les codes et prouvé qu'une femme pouvait être au sommet de l'art guitaristique dans un monde dominé par les hommes.
Au début, il est fort probable que le public ait été intrigué, voire amusé, de voir une femme avec une guitare – un instrument si fortement associé aux hommes dans le blues. Cela pouvait être perçu comme une nouveauté, une simple curiosité.
Cependant, comme vous le soulignez, la persévérance et le talent de ces femmes ont rapidement dépassé la curiosité initiale. En démontrant leur maîtrise instrumentale, elles ont non seulement prouvé leurs compétences musicales, mais elles ont aussi subverti les attentes sociales. Chaque solo puissant, chaque accompagnement rythmique affirmé devenait une preuve éclatante que les femmes pouvaient exceller dans des domaines considérés comme masculins.
Dans ce contexte, la guitare s'est transformée en un outil puissant d'émancipation symbolique. Elle leur a permis de prendre pleinement leur place sur la scène musicale et, par extension, de remettre en question leur assignation exclusive aux tâches ménagères ou à des rôles plus traditionnels. Leur présence et leur virtuosité clamaient : "Nous aussi, nous avons une voix, et nous pouvons l'exprimer avec cet instrument.”
Derrière les paillettes, les robes parfois suggestives et les paroles évoquant l'amour et ledésir, ces femmes étaient avant tout des artistes avec un message et une passion intense à partager.
Leur présence sur scène, même si elle pouvait être interprétée à travers le prisme de la sexualité par certains spectateurs, était avant tout une affirmation de leur individualité et de leur droit inaliénable à l'expression artistique. Elles utilisaient la scène comme une plateforme privilégiée pour raconter leurs propres histoires, qu'il s'agisse de leurs peines de cœur, de leur indépendance ou de leurs observations fines sur la vie.
En prenant en main des instruments comme la guitare, elles ont ajouté une dimension supplémentaire et cruciale à leur expression. Cela prouvait qu'elles étaient des musiciennes complètes et non de simples chanteuses. Cette démarche leur conférait une autorité artistique indéniable, allant bien au-delà de leur image, et leur permettait de communiquer leur passion de manière plus directe et tangible.
Au début de leur carrière, de nombreuses blueswomen étaient effectivement sous contrat avec des producteurs (souvent des hommes) qui pouvaient exercer une influence considérable sur leur image, leur répertoire et l'orientation de leur carrière. L'industrie du disque des "race records" avait ses propres logiques commerciales et, malheureusement, ses propres stéréotypes bien ancrés.
Cependant, l'expérience acquise sur scène a permis à ces artistes de gagner progressivement en assurance et en influence artistique. Le contact direct avec le public, le développement d'un style musical qui leur était propre et leur succès croissant ont progressivement renforcé leur position au sein de cette industrie.
Des figures emblématiques comme Memphis Minnie ont ainsi su négocier leur propre voie, affirmant avec force leur identité musicale et leur indépendance. Elles ont démontré que le talent n'avait pas de genre et que les femmes pouvaient être des forces créatives majeures dans le blues, que ce soit en chantant, en composant ou en jouant d'un instrument avec virtuosité.
Ces pionnières ont indéniablement tracé un chemin essentiel, même si les obstacles pour les femmes dans l'industrie musicale ont persisté bien après leur époque. Leur succès et leur visibilité ont profondément contribué à élargir les perceptions des rôles féminins et à inspirer des générations futures d'artistes.
Les blueswomen n'étaient absolument pas cantonnées à une seule thématique. Au contraire, elles ont abordé un large éventail de sujets qui reflétaient avec profondeur leur expérience du monde et la complexité de leur quotidien :
▪︎ Les Thèmes Sociaux : Nombre d'entre elles ont chanté la pauvreté, les difficultés économiques écrasantes, les injustices raciales flagrantes et les multiples facettes de la vie quotidienne au sein des communautés afro-américaines. Leurs paroles étaient souvent un témoignage poignant de la réalité de leur époque.
▪︎ La Vie Quotidienne : Leurs chansons parlaient de leurs relations personnelles, de leurs familles, de leurs joies simples et de leurs peines profondes, rendant ainsi leur musique incroyablement accessible et facile à s'approprier pour leur public.
▪︎ Les Sentiments "Féminins" : Elles exploraient avec une grande authenticité l'amour sous toutes ses formes (passion, tendresse, perte, trahison) et la vulnérabilité émotionnelle. Ce faisant, elles offraient une perspective résolument féminine sur ces expériences humaines universelles, souvent sous-représentées.
En élargissant ainsi le spectre des sujets abordés dans le blues, ces artistes ont non seulement profondément enrichi le genre, mais elles ont aussi affirmé la complexité de leur identité en tant que femmes et créatrices. Elles n'étaient pas de simples interprètes de douleurs ou de désirs, mais de fines observatrices et commentatrices de leur monde, dont la voix résonne encore aujourd'hui.
Des figures emblématiques du blues comme Bessie Smith et Ma Rainey ont inclus dans leurs répertoires des chansons qui peuvent être interprétées, de manière significative, comme des expressions de bisexualité ou d'attirance pour d'autres femmes.
Par exemple, certaines paroles de Ma Rainey évoquent des relations avec d'autres femmes d'une façon qui dépasse la simple amitié. Des titres comme "Prove It On Me Blues" sont particulièrement explicites dans leur rejet des normes hétérosexuelles et dans l'affirmation audacieuse d'un désir pour les femmes. Bessie Smith a elle aussi interprété des chansons suggérant des relations amoureuses avec des femmes. Bien que l'interprétation de certains textes puisse parfois être sujette à débat, le corpus global de leur œuvre contient des indices clairs d'une fluidité dans leurs attirances.
Dans le contexte de l'époque, où l'homosexualité et la bisexualité étaient largement stigmatisées et souvent criminalisées, le fait d'évoquer ces thèmes dans leur musique constituait un acte d'une audace remarquable. Cela transgressait non seulement les normes de genre hétéronormatives dominantes, mais aussi les tabous sociaux et moraux les plus ancrés.
Il est probable que ces thèmes aient été abordés avec une certaine subtilité, compte tenu du contexte social répressif et des risques potentiels à être trop explicite. Le langage du blues, riche en métaphores, était souvent codé et pouvait ainsi offrir plusieurs niveaux de lecture.
Concernant l'interprétation masculine de ces chansons, il est tout à fait plausible que certains hommes aient préféré ignorer ou mal interpréter ces allusions à la bisexualité. Ils auraient pu les cantonner à une image de femmes "légères" ou à une sexualité perçue uniquement à travers le prisme de leur propre désir masculin hétérosexuel. Une telle lecture aurait permis de maintenir les normes dominantes sans remettre en question leurs propres perceptions du monde.
Cependant, pour une partie du public – notamment les femmes et les personnes déjà marginalisées par les normes de genre et de sexualité –, ces chansons ont pu avoir une résonance profondément différente. Elles offraient peut-être un espace inattendu où des expériences non normatives pouvaient être reconnues et validées, même si ce n'était que de manière implicite. Ces artistes ont ainsi pavé la voie à une forme de reconnaissance et de libération.
L'expression des désirs par les blueswomen, y compris la bisexualité pour certaines, était intrinsèquement liée à un profond désir d'affirmation et d'indépendance. En chantant ouvertement – ou parfois de manière codée – leurs attirances, elles refusaient de se conformer aux normes hétérosexuelles dominantes. C'était une manière audacieuse d'affirmer la validité de leurs propres expériences et désirs, et de prendre le contrôle de leur narration personnelle, sans laisser autrui définir leur identité ou leur sexualité.
Cette audace, particulièrement notable dans un contexte social aussi répressif, constituait une forme puissante d'affirmation de soi. C'était une revendication implicite de leur droit fondamental à vivre et à aimer comme elles l'entendaient, en toute liberté.
En explorant la bisexualité dans leurs chansons, ces femmes affirmaient leur droit de vivre leur sexualité selon leurs propres termes, sans se soumettre aux pressions et aux attentes d'une société patriarcale et hétéronormative. C'était une manière directe de défier l'idée que leur sexualité devait nécessairement être définie et orientée par le désir masculin.
Ce faisant, elles subvertissaient les normes de genre et de sexualité de l'époque, ouvrant potentiellement un espace de reconnaissance et de validation pour d'autres individus qui ne se conformaient pas à ces normes. Leur courage a ainsi contribué à élargir les frontières de l'expression personnelle et de l'acceptation.
Le blues, de par son histoire et son contexte de naissance au sein de communautés marginalisées, a toujours possédé une capacité intrinsèque à briser les barrières :
▪︎ Barrières Sociales et Raciales : Il a puissamment donné une voix à ceux qui étaient trop souvent réduits au silence par la ségrégation et l'oppression systémique.
▪︎ Barrières Émotionnelles : Ce genre a permis l'expression de sentiments bruts et complexes, naviguant de la joie la plus pure à la douleur la plus profonde, en passant par le désir et la frustration.
▪︎ Barrières de Genre et de Sexualité : Comme nous l'avons évoqué, le blues a offert un espace, même subtil par moments, pour l'affirmation de femmes dans des rôles non traditionnels et pour l'exploration de sexualités alternatives, défiant ainsi les conventions.
Dans son essence, le blues est une musique d'authenticité et de résistance. Il ne se conforme pas aux normes établies, mais puise au contraire sa force dans l'expérience vécue, souvent en marge des conventions sociales.
Pour bon nombre de ces artistes, la guitare était bien plus qu'un simple outil de musique. Elle s'est transformée en une véritable confidente, une extension de leur voix, et une présence constante dans leur vie souvent itinérante et précaire.
▪︎ Pour Robert Johnson : Nous avons vu comment elle pouvait représenter une forme d'intimité profonde, un moyen d'exprimer sa solitude et ses émotions complexes, allant parfois à contre-courant des normes de masculinité de l'époque.
▪︎ Pour les Blueswomen : La guitare devenait un symbole éclatant d'indépendance, une manière de s'affirmer instrumentalement dans un domaine initialement dominé par les hommes, et un outil puissant pour projeter une image de force et d'autonomie.
Dans les deux cas, l'instrument permettait une forme d'affirmation de soi qui dépassait les mots. Le son de la guitare, la virtuosité du jeu, devenaient une autre langue pour exprimer leur identité singulière et leur rébellion face aux contraintes implacables de leur époque.
Le blues, avec sa relation viscérale à l'instrument, son expression crue des émotions et l'affirmation d'une individualité souvent en marge des normes, est un terreau fertile pour l'esprit de rébellion que l'on retrouvera plus tard dans le rock 'n' roll.
La manière dont Robert Johnson s'appropriait sa guitare pour exprimer ses démons intérieurs et ses désirs, ou dont Memphis Minnie affirmait sa présence et son talent instrumental, sont des formes de transgression audacieuses qui préfigurent l'attitude des rockeurs des générations suivantes. Cette quête de liberté, cette volonté de s'exprimer sans filtre, en utilisant l'instrument comme une véritable arme d'affirmation, constitue un héritage direct du blues.
Pour ces pionniers du blues, la guitare n'était pas seulement un outil pour produire de la musique ; elle était intrinsèquement liée à leur identité. Elle agissait comme une extension de leur voix, un moyen puissant de raconter leurs histoires et d'affirmer leur présence dans un monde qui, trop souvent, les ignorait ou les marginalisait.
Pour Robert Johnson, sa guitare semblait incarner ses errances, ses passions et sa quête incessante d'identité. Pour les blueswomen comme Memphis Minnie, elle représentait un symbole éclatant d'indépendance et de défi aux rôles de genre établis.
Cette relation profonde et personnelle avec l'instrument a indéniablement contribué à forger cette image de rébellion et de subversion que nous associons au blues et qui a ensuite influencé en profondeur d'autres genres musicaux. L'instrument devient ainsi un emblème de leur individualité et de leur refus catégorique de se conformer aux attentes sociales de leur époque.
● Le chant est une composante tout aussi essentielle que l'instrument dans l'expression de ces artistes blues.
Pour Robert Johnson, sa voix, souvent plaintive et chargée d'émotion, ajoutait une dimension poignante à ses récits de solitude, de désir et de tourment. Son phrasé vocal, parfois à la lisière entre le parlé et le chanté, renforçait l'intimité et l'authenticité de ses paroles, invitant l'auditeur au plus profond de son univers.
Pour les blueswomen, leur voix était un véritable instrument de pouvoir et d'affirmation. Des voix puissantes comme celles de Bessie Smith et Ma Rainey imposaient leur présence scénique et transmettaient une gamme étendue d'émotions, allant de la tristesse la plus profonde à la joie exubérante, en passant par la sensualité assumée et la colère manifeste. Leur manière de chanter, souvent directe et sans fioritures, portait un message clair de force et d'indépendance.
Ainsi, que ce soit à travers l'intimité mélancolique de la voix de Johnson ou l'autorité vocale percutante des blueswomen, le chant était un autre moyen puissant pour ces artistes d'affirmer leur individualité et de défier les normes de leur époque. La voix, tout comme la guitare, devenait un véhicule de leur rébellion et de leur quête incessante d'une expression authentique.
En affirmant leur individualité à travers leur musique — que ce soit par leur jeu instrumental virtuose, leur chant puissant ou les thèmes audacieux abordés dans leurs paroles —, ces artistes blues ont involontairement jeté les bases de l'identité du rock 'n' roll.
● Leur musique portait en elle les germes de ce qui allait définir un genre entier :
▪︎ La Rébellion : Une remise en question profonde des normes sociales, des rôles de genre établis et, parfois même, des conventions musicales de leur temps.
▪︎ L'Indépendance : Une affirmation inébranlable de leur droit à s'exprimer librement, sans se conformer aux attentes dominantes ou aux jugements.
▪︎ La Provocation : Qu'il s'agisse de l'expression brute de la sexualité, de la vulnérabilité masculine affichée, ou de la simple présence défiante d'une femme avec une guitare sur scène, le blues n'hésitait pas à bousculer.
Robert Johnson et les blueswomen, chacun à leur manière unique, ont incarné cet esprit d'authenticité et de défi. Cet esprit, central dans leur art, allait devenir la pierre angulaire du rock 'n' roll. Ils ont pavé la voie à une expression artistique plus brute, plus personnelle et résolument moins contrainte, dont l'écho résonne encore aujourd'hui.
Il est peu probable que Robert Johnson ou les blueswomen de cette époque aient eu pleinement conscience de l'impact monumental qu'ils auraient sur la musique des décennies suivantes. Leurs préoccupations étaient bien plus immédiates : exprimer leur vécu, trouver un public et, surtout, gagner leur vie dans un contexte souvent extraordinairement difficile et incertain.
Robert Johnson, l'"artiste maudit" : L'image de Johnson a été largement construite après sa mort, auréolée de mystère et de la célèbre légende du pacte avec le diable. De son vivant, il était probablement perçu comme un musicien talentueux mais peut-être marginal, errant et dont la carrière fut brève et peu reconnue à grande échelle. Le terme "maudit" correspond donc bien à cette perception rétrospective, façonnée par le mythe.
Les blueswomen, des "artistes chanceuses" ? Pour les blueswomen qui ont connu un certain succès commercial grâce aux "race records" (comme Bessie Smith ou Ma Rainey), l'idée de "chance" pourrait sembler pertinente, car elles ont eu l'opportunité d'enregistrer et de se produire, ce qui n'était pas donné à tout le monde, en particulier pour des femmes afro-américaines à cette époque. Cependant, ce succès était souvent éphémère et obtenu dans un contexte d'exploitation économique et de ségrégation raciale. Leur immense talent et leur travail acharné ont été des facteurs bien plus déterminants que la simple chance.
Ainsi, plutôt que d'avoir une vision claire de leur héritage futur, ces artistes vivaient et s'exprimaient profondément ancrés dans leur propre contexte. C'est uniquement rétrospectivement que nous pouvons saisir et analyser leur rôle de précurseurs.
Si nous avons beaucoup parlé de l'affirmation individuelle à travers l'instrument et le chant, il est crucial de rappeler que le blues était aussi et surtout une musique de partage et de connexion au sein des communautés afro-américaines. Les juke joints, les pique-niques et les rassemblements informels étaient des lieux vitaux où cette musique prenait vie, et où les expériences individuelles trouvaient un écho collectif puissant.
Pour Robert Johnson, même son image d'errant solitaire ne l'empêchait pas de se produire et de communiquer de manière intense avec un public qui partageait souvent ses peines et ses espoirs. Pour les blueswomen, leur succès leur permettait de toucher et d'inspirer non seulement d'autres femmes, mais aussi des hommes de leur communauté, créant un sentiment d'unité.
Ainsi, au-delà de l'affirmation de soi, le blues était également un moyen essentiel de créer du lien social et d'exprimer une expérience collective partagée, renforçant la résilience de toute une communauté.
● Un grand merci à Florianne pour ce solo passionnant sur le blues, et à Gemini pour avoir tenu le rythme... sans avoir besoin de pactiser au carrefour !

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