Robert Johnson : Un pacte avec l'ombre


 

C'était un soir d'été, au début des années 2000. Le Mississippi, baigné d'une lumière dorée, semblait vibrer au rythme d'un vieux blues que je venais d'acquérir. Une mélancolie palpable planait sur les bayous. À la tombée de la nuit, je m'arrêtai dans un minuscule bar, perdu au milieu des champs de coton. L'intérieur était baigné dans une pénombre épaisse, à peine troublée par les lueurs vacillantes de quelques bougies.

Un vieux bluesman, les yeux cernés et le regard perçant, me fit signe de m'approcher. Il me parla de Robert Johnson, de son pacte avec le diable et de ce fameux croisement de chemins où tout avait commencé. Fasciné, j'écoutais tandis qu'il grattait les cordes de sa guitare, produisant des sons envoûtants.

Le lendemain, guidé par une intuition obscure, je me mis en quête de ce lieu légendaire. Je finis par le trouver : un simple croisement de deux routes de terre, isolé au milieu de nulle part. Le vent soufflait avec une force inhabituelle, soulevant des nuages de poussière. J'eus l'impression d'être observé, comme si une présence invisible me scrutait. Un frisson parcourut mon échine. Je levai les yeux vers le ciel et, pendant un instant, je crus voir une étoile filante tracer une ligne droite en direction de ce lieu chargé d'histoire. 

Au début des années 1930, la Grande Dépression ravageait les États-Unis. Le Dust Bowl, ces terribles tempêtes de poussière, chassait de nombreux fermiers de leurs terres. C'est dans ce contexte de désespoir que commença à circuler une rumeur tenace. On disait qu'un jeune bluesman aurait conclu un pacte avec le diable à un carrefour près de Clarksdale, échangeant son âme contre un talent musical exceptionnel. Sous ce ciel étoilé, au bord de ce carrefour maudit, je ne pouvais m'empêcher de penser à lui, à Robert Johnson, et à ce pacte qui avait forgé sa légende.

C'est au contact de musiciens plus expérimentés comme Son House que Robert Johnson a forgé son talent. Les critiques de Son House sur son jeu de guitare, loin de le décourager, ont été un véritable catalyseur. Elles ont déclenché en lui une détermination sans faille à devenir un guitariste hors pair. Cet épisode marquant serait à l'origine de la légende qui entoure aujourd'hui son nom.

L'Amérique des années 30, plongée dans la Grande Dépression et imprégnée de croyances populaires, était un terreau fertile pour les légendes. Le vaudou, en particulier, alimentait les rumeurs les plus folles. Ce contexte explique en partie pourquoi de nombreux bluesmen, comme Robert Johnson et Tommy Johnson, ont été associés à des pactes avec le diable.

Ces histoires, souvent transmises de bouche à oreille, ont contribué à créer une aura de mystère autour de ces musiciens. Le talent unique de Robert Johnson ne s'est pas forgé dans l'isolement. Il a été profondément influencé par les grands noms du blues de son époque, tels que Charley Patton et Skip James. Ces musiciens, aux styles variés et riches, ont laissé une empreinte indélébile sur son jeu, contribuant à créer un mélange sonore aussi complexe que personnel.

Les terres arides de la Dust Bowl, à l'image des âmes meurtries par la Grande Dépression, semblaient ne plus pouvoir donner vie. Tandis que les familles, dépossédées, erraient sur les routes à la recherche d'un horizon meilleur, une autre migration s'opérait, plus discrète mais tout aussi puissante. Des champs de coton aux villes, des hommes et des femmes noirs, porteurs d'une mélancolie profonde, exprimaient leur souffrance à travers les notes lancinantes du blues. Parmi eux, Robert Johnson, dont la légende s'est tissée autour d'un pacte avec le diable, incarne à la fois la résilience et la tragédie d'une génération.

Dans ce contexte marqué par la précarité, la misère et le chômage, un sentiment de révolte et de défiance envers l'ordre établi s'est emparé des populations. Face à l'incompréhension de leurs souffrances, beaucoup se sont tournés vers le surnaturel, cherchant des explications dans des forces occultes.

Les croyances surnaturelles ont traversé les cultures et les époques. Si les Afro-Américains ont développé des formes particulières de spiritualité, il est essentiel de ne pas les isoler du contexte culturel plus large dans lequel ces croyances ont émergé. La légende de Robert Johnson en est un exemple éloquent : elle illustre comment le surnaturel peut servir à donner du sens à l'existence, à exprimer des angoisses profondes et des espoirs inassouvis,et à créer des mythes qui résonnent à travers les siècles.

Il m’arrive souvent de repenser à cet histoire survenue sur ces terres du Delta, imprégnées de mythes et de légendes, la nuit tombait sur Clarksdale. Les néons des bars éclairaient faiblement les rues désertes. Je me dirigeais vers le célèbre carrefour où, selon la légende, Robert Johnson aurait conclu son pacte. Le vent, chargé d'humidité, sifflait entre les bâtiments, emportant avec lui des murmures de voix lointaines. Soudain, une silhouette,féminine apparut au coin d'une rue. Vêtue de noir, son visage dissimulé par un chapeau à larges bords, elle exsudait un mystère envoûtant. Ses yeux, d'un noir profond, semblaient percer l'obscurité. Sans un mot, elle se mit à marcher, et je la suivis, hypnotisé par son allure. Nous nous enfoncions de plus en plus dans les quartiers les plus sombres de la ville, jusqu'à atteindre un vieil hôtel abandonné. Là, sous la lumière pâle de la lune, elle s'arrêta et se tourna vers moi. "Vous cherchez quelque chose ?", demanda-t-elle d'une voix douce et rauque. Et je repensai à lui, à Robert Johnson, et à l'héritage qu'il avait laissé dans cette ville.

Mais Robert Johnson a laissé bien plus qu'un héritage musical. Sa légende a transcendé les frontières du Mississippi, traversant les années et les décennies. Elle s'est ancrée dans l'imaginaire collectif, devenant un mythe universel. La fascination pour ce pacte résonne avec nos pulsions les plus profondes, celles qui nous définissent en tant qu'êtres humains : le désir de pouvoir, la quête de sens, la rébellion, et la fascination pour le mystère du mal.

Le nom de Robert Johnson résonne encore aujourd'hui auprès de générations de musiciens et a profondément marqué la culture populaire. Il a influencé une multitude de genres musicaux et alimente sans cesse la fascination pour le mystère et la transgression. Devenu un symbole à la croisée des croyances européennes et afro-américaines, il incarne la rébellion, la quête de l'absolu et le mythe du pacte avec le diable. Cette légende est le reflet des tensions sociales et des aspirations de son époque, ainsi que des espoirs et des peurs partagés par les deux communautés.

C'est en 1935 qu'un tournant décisif se produit dans la carrière de Robert Johnson. Lors d'une audition pour H.C. Speir, un talentueux découvreur de talents, le jeune bluesman impressionne par son originalité et sa virtuosité. Cette rencontre marque les débuts de l'enregistrement de Robert Johnson, lui permettant ainsi de laisser une trace indélébile dans l'histoire du blues.

Musicien de talent, entouré de mystère et de zones d'ombre, Robert Johnson a vu sa légende grandir au fil des années. Son histoire, souvent transmise oralement comme le blues de l'époque, continue de fasciner bien au-delà des frontières du Mississippi.

Le brouillard se levait lentement, enveloppant le vieux carrefour de ses effluves humides. Je m'y tenais, guidé par une intuition obscure. Soudain, un jeune homme apparut, une guitare s'accrochant à son dos. Ses yeux brillaient d'une étrange intensité, et ses doigts effleuraient les cordes de l'instrument comme s'ils en faisaient partie intégrante. Il était vêtu de haillons, mais une aura de mystère l'entourait. "Tu cherches quelque chose ?", demanda-t-il d'une voix rauque, étonnamment grave pour un si jeune homme. Je ne pus m'empêcher de penser à Robert Johnson. "Le blues," répondis-je, sans hésiter. Il sourit d'un air entendu. "Tu es au bon endroit," dit-il. Et il commença à jouer, une mélodie qui me glaça le sang. C'était du blues, mais un blues que je n'avais jamais entendu auparavant, un blues qui semblait venir des profondeurs de la terre. Je me réveillai en sursaut, le cœur battant à tout rompre. Le rêve était si vif que j'avais l'impression d'avoir réellement entendu cette musique. Le jeune homme, avec ses yeux noirs et son jeu de guitare envoûtant, était-il une simple apparition, un produit de mon imagination ? Ou était-ce une émanation de l'esprit de Robert Johnson, une preuve que la légende du bluesman continue de vivre ?

Pour vous replonger dans l’ambiance des années 30 , nous vous recommandons ces deux ouvrages

- " Les raisins de la colère " de John Steinbeck: Ce roman célèbre est une fresque épique de la Grande Dépression, qui suit une famille d'agriculteurs chassée de ses terres. Il offre un témoignage poignant des conditions de vie des Américains les plus démunis aux éditions viking press

- "Dust Bowl" de Ken Burns: Ce documentaire en plusieurs épisodes offre une vision complète de la Dust Bowl, cette période de sécheresse et de tempêtes de poussière qui a ravagé les Grandes Plaines dans les années 30. Il montre les conséquences désastreuses de cette catastrophe sur les populations rurales.




* Un immense merci à Florianne, aux esprits de la bibliothèque et à Gemini, le démon de la connaissance qui a alimenté mes recherches. Sans vous deux, cet article serait resté dans les limbes.

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